Gestion indicielle : le vrai coût de la débâcle du Credit Suisse

Peu après la « fusion » précipitée entre l’UBS et le Credit Suisse (CS), beaucoup de gérants et d’investisseurs en actions suisses ont communiqué que l’impact de la chute finale de l’action de la deuxième banque suisse était nul (ils n’en avaient pas) ou alors très limité. Il faut toujours prendre ces déclarations avec quelques pincettes, car celui qui a vendu ces actions le vendredi peut toujours affirmer qu’il n’en détenait pas lorsque le sort du Credit Suisse a été scellé le week-end suivant…

Mais la question intéressante n’est pas là. Le Credit Suisse était parmi les plus grandes entreprises suisses avant la crise financière de 2008, et par conséquent son poids dans les indices d’actions suisses était conséquent. Début 2007, il était d’environ 7.5% du Swiss Performance Index (SPI). Actuellement[1], il n’est plus que de 0.2%. Pour chiffrer la perte subie par les investisseurs qui détenaient leur exposition en actions suisses via un fonds ou un mandat visant à répliquer le SPI, en gestion passive/indicielle donc, la perte totale s’élève à plus de 7% sur ces 16 dernières années. Si l’on part de l’hypothèse qu’en 2007, la moitié des caisses de pensions suisses avaient opté pour une gestion passive de leur allocation en actions suisses, estimée elle-même à 10%, l’impact en francs de la chute interminable de l’action du CS sur cette période est d’au moins 2 milliards[2] pour l’ensemble des institutions de prévoyance (et on ne parle pas ici de l’AVS et de la BNS, qui gèrent l’argent des Suissesses et des Suisses et qui suivent toutes les deux une gestion purement indicielle).

Bien entendu, la gestion passive/indicielle a également ses avantages, comme celui de sélectionner « automatiquement » les gagnants (c’est-à-dire les actions qui surperforment les autres) car leur poids dans les indices ne fait qu’augmenter dans le temps[3]. Mais cela n’est pas un free lunch, et pour avoir cela il faut accepter de rester exposé aux « perdants », c’est-à-dire ceux qui sous-performent les autres, à l’instar du CS.

Y avait-il un moyen d’identifier plus tôt une telle débâcle ? Les gérants actifs qui ne détenaient pas d’actions bancaires avant la crise financière de 2008 étaient certes rares, mais ceux qui ont décidé de ne plus en détenir après sont déjà plus nombreux. Leur raisonnement était souvent de considérer que les nouvelles réglementations prudentielles allaient rendre les institutions bancaires moins rentables, et c’est effectivement ce que l’on a constaté[4].

Mais une approche basée sur le risque peut également fonctionner. Par exemple, un gérant basé à Berne a exclu[5] les grands titres bancaires de sa gestion en actions suisses « minimum variance » dès sa création en 2010, essentiellement en raison de leur trop grande volatilité historique. En fait, ils n’ont jamais détenu d’actions CS en portefeuille, même si l’UBS y a fait son entrée, relativement récemment. Et malgré une sous-exposition systématique aux « Big Three[6] », leur stratégie en actions suisses a surperformé l’indice SPI depuis 2010.

Peut-on être plus intelligent qu’un indice dont le fonctionnement suit une méthodologie ultra-simple (la pondération par les capitalisations boursières), mais qui a néanmoins brillamment réussi le test du temps ? Si l’objectif n’est pas la performance à tout prix, mais également la gestion du risque[7], il y a certainement moyen d’être plus intelligent que les indices en sous-pondérant (ou en ne détenant carrément pas) des titres, voire des secteurs entiers que l’on estime trop risqués ou dont on pense qu’ils vont objectivement devoir sous-performer.

[1] L’action cote toujours jusqu’à la fusion formelle avec l’UBS. A ce moment les actionnaires du CS recevront une action UBS contre 22.48 actions CS.

[2] C’est en réalité beaucoup plus car : a) même les caisses de pension qui investissaient directement en actions ou via une gestion déléguée active avaient probablement également des actions CS en portefeuille ; et b) le montant total géré par les caisses de pension suisses, ainsi que leur allocation aux actions, ont fortement augmenté depuis 2007.

[3] Ce qui implique un style caché appelé « momentum » (https://keywealth.ch/les-risques-caches-des-etfs-indiciels/)

[4] Ceux qui se rappellent que les bénéfices trimestriels faramineux de l’UBS faisaient la une des journaux en 2007 comprennent de quoi je parle.

[5] https://olz.ch/fr/insights/les-filtres-de-risque-olz-ont-exclu-a-temps-les-banques-en-difficulte

[6] Nestlé, Roche et Novartis.

[7] L’objectif principal d’investir en actions est le potentiel de performance à long terme, mais cela s’accompagne par une volatilité élevée et des périodes de baisse importantes dans l’intervalle. Certains investisseurs, comme par exemple des caisses de pension très bien capitalisées (c’est-à-dire avec un taux de couverture disons supérieur à 110%) cherchent cependant moins la performance que la réduction des pertes potentielles.

Crédit photo : Claudio Schwarz sur Unsplash

Faillites de banques aux US : une nouvelle crise financière ?

Aux Etats-Unis, la banque Silvergate Bank a fait faillite cette semaine après avoir subi un classique « run to the bank », une panique bancaire. Dans une période qui n’a rien de l’environnement apocalyptique de la crise financière de 2008, avec une économie qui se porte très bien (en tout cas pour l’instant), cela est plutôt inattendu.

En fait, pas vraiment lorsqu’on s’intéresse aux activités de cette banque, dont le cours boursier avait dépassé les 200 USD au dernier trimestre 2021, en pleine euphorie des crypto-monnaies[1]. Silvergate Bank était devenue en quelques années le partenaire de choix de plusieurs plateformes de trading de cryptos-monnaies, qui avaient besoin d’une banque afin de permettre à leurs utilisateurs risques-averses de passer par une institution financière régulée pour effectuer leurs transactions en cryptos. Tout allait pour le mieux jusqu’à la fin 2022, lorsqu’une des plus grandes plateformes de trading de cryptos, FTX, a brutalement fait faillite. Il semble qu’à la suite de montages financiers douteux, plusieurs milliards de dollars de dépôts de clients de FTX aient disparu. Cela a provoqué une soudaine prise de conscience que mêmes les plateformes les plus réputées étaient à risque, et donc le rapatriement d’énormes montants en cryptos… en bons dollars sonnants et trébuchants. Silvergate a été donc submergée par des retraits, qui allaient bien au-delà de ses réserves en liquidité, ce qui a provoqué sa perte en quelques jours.

On pourrait considérer cette faillite bancaire comme anecdotique, et contenue au monde opaque des cryptos-monnaies. Or, cette semaine également, une autre banque américaine qui n’a pas grand-chose à voir avec le cryptos, Silicon Valley Bank, annonce être en grande difficulté après avoir également subi une importante vague de retraits. L’indice du secteur bancaire régional américain a d’ailleurs fortement baissé en une semaine, signe qu’une contagion est à l’œuvre. Que se passe-t-il ?

La forte montée des taux directeurs de la Federal Reserve (Fed), dans la lutte acharnée pour combattre l’inflation, commence à faire des dégâts dans le système financier américain. Les banques régionales, notamment, dont l’activité consiste principalement à effectuer des prêts, sont particulièrement touchées. En effet, les banques se financent à court terme et prêtent à long terme, ce qui est normalement rentable lorsque la courbe des taux d’intérêt est « normale[2] ». Or, les taux courts actuels (fixés par la banque centrale) sont à 4.75%, alors que le taux à 10 ans est à 3.72%. Le premier problème est donc que leurs marges sont fortement compressées, voire probablement déjà en territoire négatif. Cela crée des pertes comptables, donc une baisse de leurs bénéfices, et par conséquent un stress sur leurs ratios prudentiels.

Le deuxième problème provient justement du fait que ces banques commencent à faire la une des journaux et que la confiance envers leur santé financière s’érode. Par précaution, les épargnants préfèrent alors retirer leurs billes pour les placer ailleurs, et peu à peu ces banques font face à des retraits de plus en plus importants. Elles sont donc forcées à vendre leurs actifs les plus liquides, souvent des obligations d’état à longue maturité… qui ont perdu beaucoup de valeur en une année en raison de la montée généralisée des taux. Ces ventes provoquent à leur tour des pertes comptables[3], qui aggravent la situation au niveau des ratios prudentiels…  Cela n’a pas échappé aux investisseurs, qui commencent à fuir ce secteur, tant du côté des actions que des obligations. La banque SVB a tenté de se recapitaliser en urgence, mais la spirale infernale semble enclenchée.

Comme le disait Paul Volcker, le président de la Fed qui a vaincu l’inflation au début des années 1980 en réhaussant ses taux directeurs à… 20%, pour véritablement « tuer » l’inflation il faut faire des dégâts au niveau de l’économie ; en d’autres termes, causer des faillites. La Fed de 2023 et son président Jerome Powell sont très déterminés à faire retomber l’inflation, mais en même temps ils ne peuvent ignorer les signes de détresse qui émergent de la partie la plus fragile du système bancaire américain. Il faut un certain temps pour qu’une politique monétaire restrictive fasse effet, et il semble que les premiers dégâts soient en train d’émerger. L’atterrissage risque d’être plus brutal que prévu.

P.S.

Cela peut-il arriver en Suisse ? Ceux qui se rappellent du sauvetage in extremis de l’UBS en novembre 2008, et de la panique qui s’est emparée de beaucoup de clients qui ont viré leurs avoirs ailleurs, savent que cela peut arriver à toutes les institutions bancaires. Mais également que les banques dites « d’importance systémique[4] » seront selon toute vraisemblance sauvées par les autorités si cela s’avère nécessaire, le cas de l’UBS faisant désormais office de précédent. Les banques cantonales bénéficient également de la garantie implicite de leur canton, comme on a pu le voir par exemple avec la BCGE à la suite de la crise immobilière du début des années 1990. Enfin, tout dépôt bancaire en Suisse est garanti en cas de faillite de l’institution bancaire jusqu’à hauteur de 100’000 francs par un système appelé « garantie des dépôts ».

 

 

 

 

[1] Le cours du Bitcoin a atteint son plus haut historique en novembre 2021.

[2] Lorsque les taux à court terme sont plus bas que les taux à long terme.

[3] Silvergate a vendu plus de USD 5 milliards d’obligations au cours du 4ème trimestre 2022, générant des pertes comptables de USD 751 millions, soit les ¾ de sa perte abyssale de USD 1.05 milliards enregistrée sur ce trimestre.

[4] https://www.finma.ch/fr/mise-en-oeuvre/recovery-et-resolution/too-big-to-fail-et-stabilité-du-système/banques-d’importance-systémique/

 

L’or est-il un bon investissement ?

L’or est-il un bon investissement ?

Les craintes d’un retour durable de l’inflation étant le thème majeur de 2021, le moment est opportun de se pencher sur la classe d’actif qui, dans l’inconscient collectif, est censé représenter la meilleure couverture contre ce type de risque.

Rappelons quand même que si la « vraie » inflation[1] devrait effectivement refaire son apparition, cela signifie en général une remontée significative de la courbe des taux d’intérêt et donc une baisse de la valeur de tous les actifs dont les cash flows futurs sont actualisés. En d’autres termes, les obligations chutent (en proportion à leur duration[2]) et les actions subissent également une dévalorisation substantielle afin de revenir à des multiples de valorisation plus raisonnables[3]. Pour un portefeuille traditionnel « mixte » ou « balancé », essentiellement composé d’obligations et d’actions, c’est donc un scénario catastrophique.

 

Le prix de l’or est intrinsèquement instable

Tout d’abord, l’or ne génère aucun rendement, et donc sa valorisation théorique ne peut être déterminée comme les autres actifs financiers générant des cash flows. C’est l’une des raisons fondamentales qui explique pourquoi l’or ne baisse pas « mécaniquement » lors d’une hausse des taux.

Le prix de l’or est donc basé uniquement sur l’offre et la demande. Certains en déduisent qu’il s’agit d’un actif spéculatif, mais il faut rappeler que contrairement aux actifs purement spéculatifs comme les cryptomonnaies, l’or a une utilité d’usage (bijouterie, décoration) et industrielle (c’est l’un des meilleurs conducteurs d’électricité). Il n’en reste pas moins qu’environ la moitié de la demande provient de l’investissement financier (privés, caisses de pensions, assurances) et monétaire (banques centrales). Comme l’offre de métal jaune est plutôt stable et limitée[4], c’est bien la demande d’investissement, la plus volatile, qui affecte le prix de l’or à la marge.

La nature humaine étant ainsi faite qu’une hausse du cours attire de nouveaux investisseurs, une période de hausse de l’or génère plus de demande et prolonge ainsi la phase haussière. Et vice-versa. Le problème avec ce type d’actif est qu’il n’existe pas de valeur « fondamentale » vers laquelle le prix devrait converger[5]. L’or peut ainsi alterner des phases de forte hausse (comme entre 1971 et 1980, où il est passé de 40 à 850 USD) et de forte baisse (comme entre 2011 et 2015, où il a baissé de 45%). Comme les autres matières premières, l’or est donc un actif particulièrement volatile.

 

L’or, un actif de couverture ?

Un actif volatile peut être un bon investissement s’il permet, grâce à une corrélation négative avec les autres actifs présents dans le portefeuille, d’en réduire le risque total. Le premier problème avec cet argument, c’est que la corrélation est une mesure statistique très instable et que rien ne garantit qu’une corrélation historique négative se produira également dans le futur. Les obligations d’Etat ont offert une corrélation (généralement) négative avec les actions pendant une longue période, jusqu’à ce que les taux d’intérêt atteignent zéro et que cela ne fonctionne plus.

L’or est néanmoins toujours considéré comme un « actif refuge », c’est-à-dire qu’il a tendance à prendre de la valeur en temps de crise. Indéniablement, le métal jaune a permis à de très nombreuses familles et institutions de préserver une partie de leur fortune durant les événements catastrophiques de l’Histoire, et ce depuis des millénaires. Plus récemment, l’or est effectivement monté durant la grande crise financière de 2008, alors que les actions perdaient plus de la moitié de leur valeur[6]. Et lors de la correction brutale de 2020[7], l’or a gardé sa valeur. Cependant, au cours de ces deux épisodes, son prix a subi de grandes variations.

Cela explique pourquoi certains gérants de portefeuille allouent une petite part à l’or, afin de servir d’actif de couverture en cas de choc sur les marchés. Mais si cette part est trop petite, l’effet « protecteur » sera peu effectif… Et si cette allocation est trop importante, cela crée de la volatilité dans le portefeuille, avec un coût d’opportunité non négligeable, comme on va le voir.

 

L’impact caché du dollar

Comme toutes les matières premières, l’or est coté en USD. En partant du principe que la valeur intrinsèque d’une matière première n’a rien à voir avec celle du billet vert, si ce dernier se déprécie par rapport aux autres monnaies, le prix des matières premières devrait mécaniquement monter, et vice-versa. C’est effectivement ce que l’on constate avec l’or.

Cela revêt une importance particulièrement importante pour des investisseurs suisses, qui ont vu le USD se déprécier de… 78% depuis la fin des accords de Bretton-Woods en 1971. En d’autres termes, l’or évalué en CHF s’est déprécié de 3% par an uniquement en raison de la baisse du dollar. Lorsqu’on investit en or dans un portefeuille dont la monnaie de référence est le CHF, c’est un élément dont on doit tenir compte. Heureusement, aujourd’hui il existe des véhicules d’investissement couverts contre le risque de change.

 

Quid de l’inflation ?

Quel est le comportement du prix de l’or en période inflationniste ? Comme on l’a vu plus haut, durant la dernière période véritablement inflationniste des années 1970, l’or a effectivement très fortement augmenté, alors que les actions et les obligations s’effondraient. Et sur les dix dernières années, on a constaté une très forte relation entre le prix de l’or et le taux d’intérêt réel[8] USD à 10 ans :

Source : Unigestion

La forte hausse de l’or entre 2018 et 2020 (+75%) peut s’expliquer par la baisse marquée des taux réels US, qui sont passés de 1% à -1% dans la période. Lorsque les taux réels sont négatifs, cela signifie que les investissements dits réels (matières premières, immobilier, actions) deviennent beaucoup plus intéressants que les investissements dits nominaux comme les obligations, dont la valeur s’érode avec l’inflation et dont le rendement direct (coupons) ne réussit même plus à préserver le pouvoir d’achat.

A ce stade il faut rappeler que cette situation de taux réels négatifs est une anomalie provoquée par les politiques monétaires des principales banques centrales, qui maintiennent les taux d’intérêt artificiellement très bas, afin de stimuler les économies développées. Elles y parviennent en injectant des liquidités dans les marchés financiers, notamment via des achats massifs d’obligations, ce qui maintient les taux longs à des niveaux proches de zéro. Ce faisant, elles ont réussi à chambouler complètement le fonctionnement du marché obligataire, qui en temps « normal », devrait accompagner une anticipation de remontée de l’inflation par une hausse des taux longs[9].

La hausse récente de l’or est en réalité une conséquence indirecte des politiques monétaires ultra-expansionnistes des banques centrales plutôt que le reflet de la crainte de la résurgence de l’inflation par les intervenants de marché. Il semble bien que les banques centrales, Fed la première, qui prétendent que l’inflation actuelle est de nature temporaire car résultant directement du bref mais violent choc déflationniste de 2020, aient raison. Les banques centrales sont d’ailleurs en train de préparer les marchés au retour à des politiques monétaires moins expansionnistes pour 2022. Les taux longs devraient donc lentement remonter. Et si l’inflation revient effectivement dans la « norme » de ces dernières années, soit entre zéro et 2%, les taux réels vont repasser en territoire positif et l’or n’a aucune raison de surperformer.

 

Alors, verdict ?…

L’or est-il un bon investissement sur le long terme ? Ca dépend… Les chanceux qui en ont acquis en 1971 à 40 USD l’once sont certainement satisfaits de leur performance à ce jour (8.0% par an en USD, 5% en CHF). Quant à ceux qui en ont acheté au pic de 1980 (850 USD l’once), ils ont dû attendre jusqu’en… 2008 pour retrouver leur prix d’achat et leur performance annualisée à ce jour est misérable (1.8% par an en USD), soit moins que l’inflation. En d’autres termes, la performance réelle de l’or sur les quarante dernières années est… négative. Sur cette période, les actions (et même les obligations) ont été beaucoup plus performantes.

La fin de l’étalon-or en 1971, et le contexte fortement inflationniste des années post-crise pétrolière des années 1973-1981, lors duquel le prix de l’or avait été multiplié par 20, n’ont rien à voir avec le contexte géopolitique et économique actuel. Les forces déflationnistes séculaires, en premier lieu les tendances démographiques défavorables des pays développés (Chine incluse) et l’excès d’épargne que cela provoque, devraient ainsi contenir une hausse durable des prix à la consommation et donc une hausse marquée des taux longs. Une résurgence durable de l’inflation est ainsi hautement improbable, malgré les craintes d’une dévalorisation massive des monnaies fiduciaires que l’on entend parfois (surtout du côté des ayatollahs du Bitcoin).

En conclusion, l’or reste une classe d’actif intéressante dans un portefeuille diversifié en raison de ses caractéristiques de couverture en cas de choc sur les marchés, qui semblent assez robustes. Mais en détenir de manière permanente est certainement sous-optimal. En acquérir après une phase de baisse marquée, en tenant compte de ce qu’il se passe du côté des taux réels et du dollar US, est probablement la stratégie la plus profitable… pour autant que l’on soit capable d’en sortir lorsque le contexte devient moins favorable.

 

[1] On parle ici d’une inflation (mesurée par l’indice des prix à la consommation) qui dépasse durablement – c’est-à-dire sur plusieurs années – les 5% et qui finit par provoquer des hausses de salaires. On en est encore loin.

[2] La duration est une mesure de risque pour les obligations ; elle est proportionnelle à la durée jusqu’à l’échéance.

[3] Dans la période actuelle de taux très bas, il n’y a guère d’alternative aux actions. Mais lorsque les taux sont plus élevés, l’attrait des actions, plus risquées, se réduit et les investisseurs ne sont plus prêts de payer des multiples de valorisation aussi élevés. Aujourd’hui, le ratio cours/bénéfice du marché américain (« P/E de Shiller ») est de 38x, contre moins de 10x au début des années 1980, à la fin de la dernière période inflationniste.

[4] Environ 3’500 tonnes par an, représentant moins de 2% de la quantité totale d’or extraite dans l’histoire (env. 200’000 tonnes).

[5] Le coût de production pourrait représenter une valorisation de référence. En théorie, si le prix du marché chute en-dessous du coût de production de l’or, les mines devraient fermer, ce qui devrait finir par rééquilibrer l’offre et la demande et stabiliser le prix.

[6] Entre le 31 octobre 2007 et le 6 mars 2009, les actions mondiales ont perdu 57% alors que l’or a progressé de 19% (en USD).

[7] Entre le 12 février et le 23 mars 2020, les actions mondiales ont perdu 34% (en USD).

[8] Rendement des obligations souveraines US à 10 ans moins l’inflation actuelle (mesurée par l’évolution du CPI sur les derniers 12 mois).

[9] Lorsqu’ils anticipent une hausse de l’inflation, les détenteurs d’obligations vont vendre leurs titres à duration longue (ceux dont la valeur réelle va être le plus pénalisée si l’inflation augmente), ce qui va provoquer la hausse de leur rendement, et donc des taux longs.

Madoff : quelles leçons ?

La mort de Bernard Madoff en prison cette semaine a fait resurgir certains souvenirs. Ceux d’une époque où les hedge funds n’étaient accessibles qu’à une élite et offraient des performances souvent sans commune mesure avec la gestion traditionnelle.

Madoff était pourtant un gérant alternatif en marge de cet univers. Aucun hedge fund ne portait son nom : les fameux fonds « feeders » qui étaient gérés par sa société, Bernard L. Madoff Investment Securities LLC, étaient néanmoins facilement reconnaissables en raison de leur profil de performance très similaire (en schématisant, une ligne montrant très peu de fluctuations avec une pente de 10%-12%). Si Madoff ne prélevait pas de frais de gestion[1], les promoteurs de ces « feeders » eux, encaissaient les frais habituels chargés dans les hedge funds et se sont donc enrichis de manière indécente en ne faisant pas grand-chose à part chercher de nouveaux investisseurs, ce qui n’était pas trop difficile compte tenu des performances affichées[2].

Entre 2005 et 2007, j’ai eu un accès privilégié à l’un de ces fameux « feeders ». J’ai notamment pu analyser en détail les décomptes de transactions effectuées sur le compte géré par Madoff. Comme je suis de nature curieuse, et pour tenter de percer le secret de cette performance légendaire, j’ai ainsi reconstitué les performances mensuelles du feeder à l’aide des transactions (reçues par… courrier postal, une-deux semaines après leur prétendue exécution). J’ai ainsi découvert que l’essentiel de la performance provenait d’une capacité incroyable de générer des bénéfices sur la partie optionnelle de la fameuse stratégie « split-strike » qu’était censé suivre Madoff : en simplifiant, il achetait ses options sur le S&P 100 au cours le plus bas de la journée, et les revendait au cours le plus haut de la journée [3].

Mais il y avait un autre problème, de nature opérationnelle cette fois : si le volume de marché des options sur l’indice S&P 500 est énorme, celui sur les options sur l’indice S&P 100 est ridicule. En tout cas absolument insuffisant pour permettre à Madoff d’exécuter sa stratégie pour les dizaines de milliards de dollars qu’il gérait. La seule explication était que Madoff ne passait pas ses transactions sur le CBOE[4], mais via des contreparties à Wall Street. Or, après avoir interrogé une bonne douzaine d’anciens traders d’options ayant travaillé auprès des plus grandes banques de la place, aucun n’avait jamais traité avec Bernard L. Madoff Investment Securities LLC. Chaque tentative de demande d’explications auprès de Madoff s’est soldée par une fin de non-recevoir.

Le 11 décembre 2008, en pleine crise financière, alors que ses investisseurs cherchent désespérément à récupérer leur capital, Bernard Madoff avoue à ses fils que « tout n’est qu’un immense mensonge »[5] et se rend aux autorités. Il sera condamné à 150 ans de prison. Au moins trois personnes se sont suicidées à la suite de cette débâcle, et d’innombrables personnes ont perdu toutes leurs économies, sans compter celles qui ont dû « rembourser » au liquidateur tout ou partie des gains fictifs qu’elles ont empoché de toute bonne foi lorsqu’elles ont demandé le remboursement de leur investissement, parfois des dizaines d’années avant la découverte de la fraude.

Pour ceux qui s’en souviennent, l’affaire Madoff a suscité une consternation mondiale. Comment était-ce possible qu’une société aussi en vue sur Wall Street, régulée par la SEC[6], puisse avoir caché une fraude d’une telle ampleur (65 milliards de dollars[7]) pendant plusieurs dizaines d’années ? D’autant plus qu’un certain Harry Markopolos, un spécialiste des options, avait écrit à plusieurs reprises à la SEC en démontrant que la stratégie « split-strike » prétendument suivie par Madoff ne pouvait pas générer les performances affichées et qu’il devait donc s’agir d’une fraude. La SEC avait fini par envoyer une paire de ronds-de-cuir interroger Bernard Madoff, qui les avait facilement roulés dans la farine et l’affaire a été classée. Depuis la SEC a revu ses procédures, notamment en encourageant les lanceurs d’alerte, mais cela n’a pas empêché d’autres scandales d’émerger par la suite.

Doit-on donc totalement éviter d’investir en hedge funds ? Cela signifierait se priver de sources de performances moins corrélées avec les marchés et donc de diversification. Voici quelques pistes pour trier le bon grain de l’ivraie :

  • Rien ne remplace une « due diligence » approfondie effectuée par une personne expérimentée. Il faut impérativement se rendre dans les locaux du gérant, interviewer toutes les personnes-clé et poser les bonnes questions, même les plus dérangeantes, sans états d’âme. Le langage corporel, les attitudes sont alors attentivement scrutées. Tout refus ou manque de transparence est suspect et doit être approfondi. Dans le cas Madoff, c’était déjà là une tâche impossible car aucune visite sur place n’était autorisée[8].
  • Cela peut paraître évident, mais il faut véritablement comprendre la stratégie d’investissement, et plus précisément comment la performance est générée. Personne d’autre que Madoff n’avait réussi à gagner de l’argent de manière durable en suivant une stratégie de « split-strike » : pourquoi donc lui y parvenait-il ? Tant qu’on ne comprend pas, il faut continuer de poser des questions. Et ne pas investir tant que l’on n’est pas totalement satisfait avec les réponses obtenues.
  • Aujourd’hui il est beaucoup plus aisé de trouver des informations sur des personnes : il suffit de « googler » leur nom avec les entités y associées et voir ce qu’il en ressort. Ces « background checks » permettent parfois de découvrir un passé douteux, ou de mettre en lumière des inconsistances dans le CV d’un gérant ou d’un membre de son équipe. Ce sont de bonnes sources de questions pour la « due diligence » sur place.
  • Dans certaines stratégies, une lecture attentive des comptes audités du fonds peut être très instructive. Je me rappelle d’un fonds de « PIPEs[9]» à New York avant la crise financière, qui affichait des performances incroyables. Or, l’audit démontrait que l’immense majorité de cette performance était non-réalisée. En fait, le gérant valorisait lui-même ses positions. Après avoir analysé son modèle de valorisation (subtilement ahurissant), j’ai décidé de stopper net ma « due diligence ». Ce fonds a été accusé de fraude par la SEC quelques années plus tard.
  • Le domicile du fonds – et donc la législation qui s’applique – n’est pas non plus à négliger, car c’est là que les procédures judiciaires devront être menées en cas de litige. Avec la réglementation UCITS, l’Europe possède un arsenal solide de protection des investisseurs, et qui est probablement aujourd’hui l’un des standards les plus élevés, même s’il y a toujours des limites, voire des failles[10]. Les juridictions « exotiques » sont à éviter absolument.

Enfin, je conseille de toujours se fier au bon sens (certains parleront d’instinct, ou d’intuition). Parfois c’est évident, comme des produits qui offrent de juteuses « commissions d’émission ou d’apporteurs d’affaires » ou qui tout simplement promettent des performances irréalistes. D’autres fois c’est beaucoup plus subjectif : « je ne sens pas ce gérant », même si l’on n’arrive pas à formaliser exactement ce qui ne va pas. Dans ces cas, il vaut mieux s’abstenir. L’univers des hedge funds est suffisamment large pour trouver un autre gérant qui fera mieux l’affaire.

 

 

[1] Madoff ne se considérait pas comme un gérant alternatif, mais comme un intermédiaire (« broker ») qui exécutait une stratégie pour ses clients. Il était donc censé se rémunérer sur les transactions uniquement, qu’il passait soit-disant via son autre activité, tout à fait légitime celle-ci, de broker régulé à Wall Street.

[2] L’ironie était que ces promoteurs faisaient croire à leurs clients que c’était un privilège rare d’investir « chez Madoff », alors qu’il en existait plusieurs dizaines, de ces fonds « feeders »…

[3] On sait aujourd’hui que ces faux décomptes de transactions étaient générés par une petite équipe au fameux 17ème étage de l’immeuble de Bernard L. Madoff Investment Securities LLC, évidemment après les dates de leur prétendue exécution, afin de recréer une performance apparemment crédible mais totalement fictive.

[4] Chicago Board of Exchange, où sont traitées les options listées sur l’indice S&P 100.

[5] Lors de son procès, Madoff dira qu’il pense qu’il a commencé à trafiquer les comptes de ses clients au début des années 1990, afin de cacher des pertes qu’il aurait subi sur sa stratégie, tout à fait légitime à ses débuts. Les procureurs eux, estiment que la fraude a débuté une dizaine d’années plus tôt.

[6] Securities and Exchange Commission, l’organe de régulation financière aux Etats-Unis.

[7] Il s’agit du montant prétendument géré par Madoff lors de sa chute. En réalité, les montants réellement investis par ses clients se montaient à USD 17 milliards. La différence étant la performance fictive.

[8] Très peu d’investisseurs potentiels ont réussi à interviewer Bernard Madoff dans ses bureaux. Ceux qui l’ont fait en sont ressortis avec plus de questions que de réponses, et l’opacité était telle qu’il n’était plus possible de justifier un quelconque investissement.

[9] Private Investments in Public Equities.

[10] Ironiquement, deux « feeders Madoff » étaient des UCITS : le fonds « Luxalpha » au Luxembourg dont l’UBS était la banque dépositaire, et le fonds « Thema International » en Irlande dont HSBC était la banque dépositaire. On a appris par la suite que ces deux fonds ne respectaient pas la législation UCITS. Depuis, cette dernière a été renforcée.

Les risques cachés des ETFs indiciels

En gestion institutionnelle, l’essor de la gestion passive est une tendance lourde. Dans un environnement à rendements bas, chaque centime compte et la chasse aux coûts de gestion est désormais le principal cheval de bataille des consultants. Et il y a bien sûr cette bibliothèque d’études qui démontrent que les gérants actifs, en moyenne, ne réussissent pas à battre leurs indices de référence. Comment dès lors justifier l’investissement dans un fonds géré activement, lorsqu’on peut désormais répliquer un indice quelconque pour un coût dérisoire ? De plus en plus de conseillers en gestion de fortune indépendants se tournent également vers ces produits afin de faire baisser les coûts intrinsèques de gestion pour leurs clients privés. Or, comme on va le voir, ce type de produits qui sont devenus presque des standards contiennent des risques qui ne sont pas évidents à priori (ou volontairement ignorés ?…).

Sur la question de la gestion active vs. passive, qui reste le débat le plus ancien – et toujours très disputé[1] – en Finance, il y aurait beaucoup à dire, et ce n’est pas le propos de cet article.

Ce qui nous intéresse ici c’est le fonctionnement des indices basés sur la capitalisation, qui représentent l’immense majorité des indices que répliquent les ETFs[2] indiciels.

  • Dans le monde obligataire, les indices sont pondérés en fonction de la taille de la dette émise par les divers émetteurs qui le composent. En d’autres termes, plus un émetteur est endetté, plus sa proportion dans l’indice est élevée. Dit encore autrement, plus un émetteur est risqué, plus son poids sera important dans un ETF indiciel obligataire ! Ainsi que l’a démontré une étude récente de BoA, plus la taille d’un émetteur est grande, plus la chute de ses obligations est rapide et violente[3] en cas de dégradation de sa situation financière. Les exemples sont légion : General Motors, Kraft Heinz, Ford, Hertz,… Idem dans l’univers des émetteurs souverains : Argentine, Venezuela, Ukraine, Equateur, Liban…. Comme on peut le voir dans ce graphique de BNP Paribas datant de 2018, la vie d’un indice en obligations émergentes, pourtant bien diversifié, est rythmé par les crises régulières de ses constituants :

 

Il est d’ailleurs ironique de constater que le plus grand émetteur dans l’indice J.P. Morgan Emerging Bond Index Global Diversified[4], le Mexique, est celui qui a fait défaut le plus de fois (dix !) sur sa dette extérieure sur les deux derniers siècles[5].

 

  • Pour les actions, c’est la capitalisation boursière qui est le critère de pondération. Aujourd’hui, cinq titres, les fameux « FAANG » (Facebook, Apple, Amazon, Netflix et Google[6]) représentent pas moins de 18% de l’indice-phare du marché américain, le S&P 500. Le dernier entré dans cet indice, le 20 décembre dernier, n’est autre que Tesla… après avoir bondi de 730% en 2020 ! Les investisseurs détenant des ETFs sur le S&P 500 n’auront donc aucunement bénéficié de l’extraordinaire – certains diront : complètement exagérée[7] – performance de cette action jusqu’à cette date. Par contre, ils sont désormais exposés à hauteur de 1.6% à sa performance future… Aucun doute qu’elle sera bien moins flamboyante.

Investir dans un fonds ou un ETF qui réplique un indice boursier pondéré par les capitalisations revient donc à être exposé aux gagnants d’hier. En termes de styles de gestion, cela s’appelle du « momentum ».  A l’instar de Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, les investisseurs en produits indiciels font donc du « momentum » sans forcément en être conscients. Et tout comme les autres styles d’investissement plus classiques, comme la « Value », les « Small Caps » ou encore le « Low Volatility », le style « Momentum » a ses caractéristiques propres, dont le fait  de se retourner brutalement après une forte hausse.

Même la Réserve Fédérale américaine s’inquiète des risques que représente l’essor des investissements passifs[8]. Car les investisseurs qui achètent ces produits indiciels dirigent leurs capitaux de manière disproportionnée vers les titres ayant la plus grande pondération… ce qui fait encore monter leur cours et créé ainsi un phénomène auto-corrélé typique du style « momentum ». Or ce mécanisme est parfaitement symétrique, et des sorties massives vont provoquer exactement le phénomène inverse… qui alimentera ainsi une spirale baissière. On a eu un exemple de la brutalité du phénomène en mars 2020, où les principaux indices ont chuté avec une rapidité jamais vue auparavant. Sans le support massif et immédiat des banques centrales, le rebond – tout aussi brutal d’ailleurs et qui a également exacerbé les excès de valorisation sur certains « titres stars » – n’aurait pas eu lieu.

Ce type de risque a été également mis en évidence lors de la bulle spéculative de 1999-2000, où après une hausse fulgurante qui a vu la pondération des secteurs dits « TMT[9] » représenter environ un quart des principaux indices de marché des pays développés, l’inévitable retour à la réalité a provoqué un terrible marché baissier qui a duré trois ans. Qui se rappelle des « darlings » de l’époque, comme Nokia, WorldCom, France Télécom et autres Vivendi ? On leur prévoyait la croissance infinie, ce qui permettait de justifier des valorisations extrêmes. Coïncidence fortuite avec ce qu’il se passe actuellement sur certains « titres stars » ? Est-ce vraiment différent cette fois ?…

Ceux qui ignorent le passé sont condamnés à le répéter[10].

 

[1] Sinon, comment expliquer qu’une large majorité de tous les actifs dans le monde soit toujours gérée de manière active ?

[2] Exchange Traded Fund. C’est un fonds qui est coté en Bourse. La plupart des ETFs répliquent la performance d’un indice de marché.

[3]  « The bigger they are, the harder they fall », Bank of America Global Research, 2020.

[4] Sur lequel sont indicés plus de USD 300 milliards, selon le Wall Street Journal.

[5] « Sovereign Bonds since Waterloo », CESifo Working Papers, 2019. A noter que la Colombie et le Costa Rica partagent la première place sur le podium avec le Mexique avec 10 défauts sur la période 1815-2016.

[6] En réalité Google n’est plus listée directement, mais à travers sa holding Alphabet.

[7] Même son CEO, Elon Musk, considère le titre « surévalué ». Et c’était en mai 2020.

[8] “The Shift from Active to Passive Investing: Risks for Financial Stability?”, Federal Reserve of Boston, 2018.

[9] Technologie, médias et télécoms.

[10] «Those who cannot remember the past are condemned to repeat it», George Santayana, 1905.

Les cryptomonnaies sont-elles une classe d’actif légitime ?

Depuis plusieurs années les promoteurs des cryptomonnaies prédisent que leur investissement préféré est en passe de devenir une classe d’actif à part entière, et que de plus en plus d’investisseurs, privés et institutionnels, s’y intéressent. La dernière enquête annuelle d’AXA Investment Managers[1] sur le comportement des investisseurs privés en Suisse et dans 7 autres pays indique effectivement que 14% des sondé-e-s envisagent d’investir dans les monnaies virtuelles.

Essayons d’y voir plus clair en examinant les deux arguments plus souvent mis en avant par les promoteurs des monnaies virtuelles :

 

« Les monnaies fiduciaires ont vécu ; les cryptomonnaies vont les remplacer »

L’argument se base sur le fait que les monnaies dites « fiduciaires », basée sur la confiance, sont aux mains des autorités monétaires (les banques centrales), dont l’indépendance du pouvoir politique s’est nettement affaiblie depuis la crise financière de 2008. On rappellera qu’entre 1945 et 1971, le système monétaire dit de Bretton Woods, a assuré une relative stabilité des principales devises mondiales en les ancrant au dollar US, qui lui-même était ancré à l’or à une parité fixe. Depuis l’arrêt unilatéral de ce système par le président Richard Nixon, ces monnaies sont « flottantes » et les banques centrales sont libres de gérer la quantité de monnaie à leur guise. Si elles ont été raisonnables pendant une quarantaine d’années, les politiques monétaires extrêmement accommodantes décidées lors de la grande crise financière, et plus récemment pour contrer la crise du Covid-19, ont fait exploser les bilans des banques centrales. Intuitivement, une très grande quantité de monnaie devrait réduire la valeur de celle-ci en comparaison à d’autres actifs dont l’offre est plus limitée. Justement, le Bitcoin a été conçu de telle manière que sa quantité ne puisse dépasser les 21 millions d’unités (limite qui serait atteinte, selon les estimations actuelles… en 2140). L’argument semble donc recevable, du moins sur le plan théorique.

Il est hautement improbable que les autorités politiques acceptent que des devises alternatives, virtuelles ou non, supplantent la devise officielle de leur pays. Cela n’est arrivé que dans des pays en faillite, comme le Zimbabwe, l’Argentine ou d’autres nations en guerre, dont la monnaie officielle n’avait plus aucune valeur aux yeux de la population, et qui ont vu un autre système monétaire se mettre en place (souvent le dollar US), toléré par les autorités. Mais dans un état de droit, les autorités doivent avoir la mainmise sur la monnaie officielle car c’est le seul moyen d’assurer une économie fonctionnelle.

Par ailleurs, beaucoup de pays développés, dont ceux de la Zone Euro et la Chine, sont actuellement en train d’examiner la possibilité d’émettre leur propre cryptomonnaie. Si elles voient le jour, ces monnaies virtuelles deviendraient donc des monnaies officielles valables pour toutes les transactions. Elles seraient bien entendu contrôlées par les autorités monétaires et leur valeur serait fermement ancrée à la monnaie fiduciaire qui serait toujours en circulation. Il n’y aurait donc pas d’avantage particulier pour les utilisateurs à détenir une telle monnaie virtuelle, à part celui de pouvoir payer par voie électronique. Par contre, les autorités politiques auraient un contrôle bien plus accru sur l’utilisation de cette monnaie car toute transaction serait traçable – et c’est probablement leur principale motivation[2]. Une hérésie pour les fans de cryptomonnaies « libres » qui vantent justement l’anonymat des transactions comme c’est le cas avec le Bitcoin et l’Ether, pour ne citer qu’elles. A un certain moment, ces monnaies virtuelles « libres » vont donc être confrontées aux monnaies virtuelles officielles. Devinez qui va gagner ?

 

« les cryptomonnaies sont le nouvel or »

Dérivé de l’argument sur les monnaies fiduciaires, celui-ci va plus loin : selon les théories économiques largement répandues, l’inflation est un phénomène essentiellement monétaire[3]. En d’autres termes, lorsque les banques centrales font « marcher la planche à billets », c’est-à-dire qu’elles émettent de grandes quantités de monnaie dans le système économique, il en résulte inévitablement de l’inflation, voire de l’hyperinflation à l’instar de ce qui s’est produit dans la République de Weimar dans les années 1920 ou plus récemment au Zimbabwe. Et historiquement, il n’y a guère que l’or ou l’immobilier qui ont préservé leur valeur dans ces périodes hyper inflationnistes. En raison de leur quantité limitée, certaines monnaies virtuelles comme le Bitcoin seraient donc un actif de choix dans un tel contexte.

Le problème est qu’aujourd’hui, l’inflation est largement absente dans les pays développés malgré le fait que les banques centrales ont fait exploser leurs bilans. On peut citer bien entendu la Banque Nationale Suisse, dont le bilan de 950 milliards a dépassé la taille de l’économie depuis plusieurs années déjà (1.33x). Le franc suisse reste pourtant la devise la plus forte du monde. Autre exemple d’une toute autre dimension : la Banque du Japon, qui est la première à avoir expérimenté l’expansion de son bilan (Quantitative Easing) dans les années 1990 et qui n’a jamais véritablement arrêté depuis : trente ans d’émission de monnaie jusqu’à une taille actuelle de 683 trillions de yen, soit 1.28x le PIB du Japon. Le JPY reste une monnaie forte, et tout autant « défensive » que le CHF et le USD en cas de crise.

Alors pourquoi l’inflation ne décolle-t-elle toujours pas ? Mêmes les gouverneurs des banques centrales avouent leur perplexité[4]. Il semble que les pressions déflationnistes séculaires, comme l’évolution de la démographie, la mondialisation du commerce, ainsi que l’excès d’épargne soient ensemble bien plus puissantes que la quantité de monnaie en circulation. C’est probablement ce qui explique que l’inflation continue de jouer l’Arlésienne : on en parle beaucoup, mais on ne la voit jamais.

Quant à l’affirmation que les cryptomonnaies sont le « nouvel or », il faut savoir raison garder. L’or a fait ses preuves comme réserve de valeur depuis des millénaires, et a permis à des familles de préserver une partie de leur fortune lors de crises majeures. Les monnaies virtuelles sont encore très loin d’avoir un track record aussi convaincant.

 

Alors, les cryptomonnaies sont-elles devenues une classe d’actif légitime ? On l’a vu plus haut, les principaux arguments mis en avant par leurs promoteurs peuvent être convaincants aujourd’hui, mais le futur des cryptomonnaies actuelles, dites « libres », est hautement incertain[5]. Quant à l’argument du soit-disant « pouvoir de diversification » des cryptomonnaies, leur chute simultanée lors de la crise du Covid-19 au 1er trimestre 2020 a démontré qu’il était clairement fallacieux.

Mais il y a également d’autres éléments majeurs qui militent en défaveur d’un investissement dans les cryptomonnaies :

  • La sécurité. On estime que 20% des Bitcoins qui ont été créés à ce jour ont été perdus à jamais[6], et que plusieurs milliards (en contrevaleur USD) de cryptomonnaies sont volés par année par des hackers ou par un autre type de fraude[7] sans qu’il soit possible de les récupérer.
  • La pollution induite. A l’heure où les investisseurs veulent des placements « verts », comment justifier l’énorme gaspillage d’énergie que représente le mining de cryptomonnaies ? Une étude récente[8] estime la consommation d’électricité requise pour faire tourner la blockchain du Bitcoin à près de 90 TWh par année, soit la consommation d’un pays comme la Belgique ! Si l’on ajoute la consommation nécessaire à toutes les autres cryptomonnaies, le total devient carrément indécent. Le bilan carbone des cryptomonnaies est catastrophique.
  • Quelle utilité ? Même en 2020, les monnaies virtuelles sont très peu acceptées comme moyen de paiement dans le monde[9]: elles n’ont de « monnaie » que le nom. Leur seule et unique fonction, si l’on exclut bien entendu les activités criminelles, reste la spéculation. On comprend qu’avec une volatilité annualisée de 92% pour le Bitcoin[10], ce dernier offre des opportunités de trading pour celles et ceux qui veulent tenter leur chance.

Chacun-e est libre d’investir son capital comme il/elle le souhaite. Mais au moment de faire ses choix d’investissement, la notion de sécurité devrait prévaloir. Détenir des actions (certes aujourd’hui dématérialisées) revient à posséder une petite partie d’une entreprise bien réelle, produisant des bénéfices et versant parfois des dividendes, ainsi qu’une voix aux assemblées générales. Les cas de fraude restent très rares, et la solution qui a passé le test du temps est simple : investir dans un portefeuille suffisamment bien diversifié.

Détenir une cryptomonnaie, cela revient à changer de l’argent bien réel pour une ligne de code dans une blockchain qui n’est régulée par aucune autorité. Vous n’avez aucun contrôle sur le fonctionnement de cette blockchain, dont le code-source est d’ailleurs en open source et qui peut donc être changé par quiconque souhaite le faire « évoluer », comme l’ont montré les différents forks survenus sur l’Ether et le Bitcoin, notamment. Quant aux marchés des cryptomonnaies, à la liquidité aléatoire, il a été démontré qu’ils sont souvent manipulés par des gros porteurs[11] (sans parler des rumeurs et pseudo-informations constamment propagées sur les forums de discussion), qui se jouent de la naïveté des « petits joueurs » dans ce Far-West pour geeks.

Lorsqu’on ne maîtrise rien, et que l’on a aucun moyen de recours légal, la sagesse suggère de s’abstenir. Caveat Emptor.

[1] Disponible ici : https://qualified.axa-im.ch/en/studien

[2] Le débat entre les libertés individuelles (pouvoir jouir librement de son argent) et le « bien public » (combat contre la criminalité et la fraude fiscale) est passionnant mais hors de propos ici.

[3] La célèbre phrase « Inflation is always and everywhere a monetary phenomenon » vient de Milton Friedman, un économiste américain et professeur à l’Université de Chicago jusqu’en 1975. Ce concept a été largement accepté par les académiciens et les banquiers centraux jusqu’à présent.

[4] Durant une conférence de presse en septembre 2017, la présidente de la Réserve Fédérale américaine Janet Yellen a admis que la Fed « ne comprenait pas totalement l’inflation » et a ajouté que « l’absence d’inflation cette année reste un mystère ».

[5] Même Brad Garlinghouse,le CEO de Ripple (une des trois grandes cryptomonnaies) prédit que 99% des 3’000 « crypto-actifs » existants vont disparaître (la majorité étant des tokens sans aucun intérêt).

[6] Si vous perdez la clé électronique de votre portemonnaie virtuel, il est impossible de le débloquer et les cryptomonnaies qu’il détient sont effectivement irrécupérables.

[7] Sans compter les pertes liées aux nombreuses fraudes sur des ICOs, (Initial Coin Offerings).

[8] Alex de Vries, « Bitcoin’s energy consumption is underestimated: A market dynamics approach”, Energy Research & Social Science, December 2020.

[9] Quand on sait que la confirmation d’une seule transaction en Bitcoin peut prendre plusieurs… heures, on comprend pourquoi. On estime également qu’elle consomme plus de 900 KWh, soit plus d’un million de fois plus qu’une transaction avec une carte Visa.

[10] Calculé sur les prix journaliers, depuis le 1er janvier 2013 (début de l’historique dans Bloomberg).

[11] Le Wall Street Journal a publié en 2019 les résultats d’une étude académique qui a démontré qu’environ la moitié du volume qui a poussé le prix du Bitcoin à près de 20’000 USD lors de sa flambée spéculative de 2017 provenait d’un seul intervenant. Sans parler des innombrables fraudes de type « pump & dump » qui fleurissent régulièrement sur ces marchés.

Coup de projecteur sur le comportement des investisseurs privés suisses

AXA Investment Managers vient de présenter les résultats de son enquête annuelle sur le comportement des investisseurs privés en Suisse et dans 7 autres pays[1]. Les différences culturelles entre les européens et les asiatiques sont parfois frappantes, notamment en ce qui concerne l’utilisation des nouvelles technologies.

Mais ce sont les résultats concernant les investisseurs suisses qui nous intéressent particulièrement. Il y a trois éléments qui m’ont interpellé :

  • Le cash reste, et de loin, le principal actif « d’investissement » ;
  • La confiance dans les banques est en perte de vitesse ;
  • Les critères pour sélectionner un produit d’investissement ne sont pas ceux que l’on pourrait penser.

Les suissesses et les suisses gardent donc près de la moitié[2] de leurs fortune investissable (hors immobilier physique) sur leur compte bancaire, citant comme raison principale la nécessité de garder des liquidités en cas d’urgence. Au niveau national, cela représente donc des sommes pharaoniques. Pourtant, il existe beaucoup de solutions d’investissement liquides qui permettraient de faire travailler ce capital, à des niveaux de risque variés, et certains même avec des avantages fiscaux ! C’est probablement le manque de temps, d’intérêt ou de connaissance d’opportunités qui expliquent ce gâchis national. Comme disent nos amis québécois : « y’a du job »…

On le sait, en Suisse nous avons une relation particulière avec nos banques, qui a été quelque peu chamboulée lors de la crise financière de 2008. D’après l’enquête d’AXA, les banques représentent toujours, et de loin, le premier interlocuteur pour les questions liées à l’épargne et l’investissement. Pourtant, même si elles n’ont pas (encore ?) osé répercuter totalement les taux d’intérêt négatifs dictés par la BNS sur les comptes de leurs clients, la réalité actuelle est que même avec une rémunération de zéro, l’effet des frais bancaires implique que détenir de l’argent sur son compte coûte plutôt qu’il ne rapporte. De plus, les produits d’investissement proposés par ces mêmes banques sont en général chers en termes de frais de gestion (mais encore plus rentables pour elles[3]), et malheureusement souvent peu performants. Il n’est donc pas étonnant que la clientèle privée suisse se tourne vers les plateformes de conseil en ligne, les gérants indépendants, voire même les robo-advisors, selon l’enquête d’AXA. C’est une tendance lourde que même les tentatives de digitalisation ne semblent freiner.

Lorsqu’il s’agit de sélectionner un produit d’investissement, la performance historique est systématiquement mise en avant. La psychologie humaine étant celle qu’elle est, il est beaucoup plus facile de convaincre quelqu’un d’investir après une excellente performance qu’après une mauvaise performance. Donc lorsque le vendeur a un intérêt direct à vous vendre un produit, c’est bien entendu ce qu’il va mettre en avant. Or, l’enquête d’AXA révèle que la performance n’est pas le premier critère de décision, mais que la confiance dans le ou la conseiller/ère, ainsi que le risque sont bien plus importants. Et surprise, le niveau des frais n’est pas non plus un critère décisif :

La conclusion est limpide pour celles et ceux qui s’occupent de la gestion patrimoniale de clients suisses : ces derniers ont besoin d’un conseil neutre et indépendant, qui tient compte de leur situation personnelle (capacité objective et subjective à prendre des risques) et qui ne recherche pas la performance à tout prix, mais la croissance régulière de leur capital.

Dans le contexte actuel de taux globaux nuls voire négatifs, cela représente un défi considérable car les obligations ne sont plus en mesure de remplir leur fonction historique dans un portefeuille, et ce d’autant plus si la devise de référence est le franc suisse.

Les solutions d’investissement « mixtes » ou « balancées », qui proposent un investissement entre actions et obligations vont certainement délivrer des performances très décevantes dans les années à venir. Il s’agit au contraire de multiplier les primes de risque de manière intelligente et pondérée dans un portefeuille, tout en assurant une diversification des risques efficace. Plus facile à dire qu’à faire ?

[1] Disponible ici : https://qualified.axa-im.ch/en/studien

[2] 48% pour la totalité de l’échantillon, 44% pour la catégorie « Mass Affluent » (qui ont une fortune investissable supérieure à 100’000.-).

[3] Ces produits étant gérés par la division Asset Management, avec des actifs déposés auprès de la banque et les transactions du portefeuille étant également effectuées à travers le desk de la banque, cette dernière gagne en effet sur tous les tableaux (sans parler du prêt de titres).

Les prédictions sur les marchés financiers : science, art… ou imposture?

Chaque jour voit son lot de prédictions émises par des experts, gérants, journalistes financiers sur tous les sujets d’intérêt comme l’évolution du cours de Tesla, du prix de l’or, de la croissance américaine, de la parité USD-EUR, etc. Que valent ces opinions d’experts ? Y a-t-il un moyen d’améliorer ce type de prévision ? Ou tout cela n’est-il que du « bruit » sans importance ? Ces questions devraient préoccuper tout professionnel qui évolue dans le monde de la gestion. La bonne nouvelle est qu’il existe des réponses.

Comme chaque année, je profite des vacances estivales pour explorer un sujet qui m’intéresse tout particulièrement. Cet été, deux livres m’ont ainsi accompagné sur les plages : « Superforecasting – the Art and Science of Prediction » de Philip E. Tetlock, et « The Success Equation – Untangling Skill and Luck in Business, Sports and Investing » de Michael J. Mauboussin.

Sans prétendre vouloir faire un résumé de ces deux ouvrages, je voudrais partager ici les éléments qui m’ont paru les plus pertinents pour mon domaine d’activité : la gestion d’actifs ainsi que la sélection de gérants.

 

Le premier est trivial : pour évaluer la capacité prédictive d’un expert, il suffit de mesurer son pourcentage de succès. Simple à dire mais impossible à faire dans le domaine financier, pour deux raisons : d’une part, personne n’évalue systématiquement la justesse des prévisions émises par chaque expert, et d’autre part, ces prévisions sont le plus souvent très floues, sans véritable niveau ou horizon-temps précis qui permettrait d’évaluer le résultat de la prévision. De toute manière, ces opinions ne servent qu’à assouvir le besoin insatiable d’informations des investisseurs, et elles sont vite oubliées. Pour autant, l’exercice même d’émettre des prévisions n’est pas forcément une cause perdue.

Dans son livre, Tetlock explique comment il a participé à un programme de recherche scientifique financé par l’agence gouvernementale américaine IARPA[1] entre 2011 et 2015, dans lequel plus d’un million de prévisions ont été émises par les participants et ont été évaluées. Parmi les cinq groupes d’experts, celui dirigé par Tetlock a rapidement surclassé les autres (dont celui du MIT[2]), à tel point que seul son groupe a été retenu pour les deux dernières années du programme. Sa méthode de sélection d’experts a donc fait ses preuves. Les profils de ses « superforcasters » (ceux classés parmi les meilleurs 2% du groupe) sont étonnamment variés mais ils ont plusieurs points communs dans la manière d’effectuer leurs prévisions, qui leur permet d’obtenir des très bons pourcentages de réussite même s’ils ne connaissaient rien du sujet au départ ! Encore mieux, des personnes non-expertes ont été capables de battre des experts reconnus (y compris des analystes d’agences de renseignement qui disposaient d’informations non-publiques), et ce dans tous les domaines : l’économie, la politique et même les marchés financiers. Une approche méthodique se révèle donc bien supérieure au « savoir » en matière de prévision.

Parmi les facteurs de succès qu’il a identifiés, Tetlock relève la nécessité d’effectuer un « post-mortem » sur sa prévision. Si cette dernière a été correcte, il faut comprendre si le raisonnement qui sous-tend la prévision a été juste ou si l’événement s’est réalisé pour d’autres raisons ; si elle a été fausse, il faut analyser où le raisonnement a fait défaut et en tirer les conséquences pour les futures prévisions. Comme dans le sport, il est impossible de s’améliorer sans feed-back. Un autre facteur-clé est celui d’être capable d’ajuster sa prévision si nécessaire, notamment lorsqu’une nouvelle information vient changer la donne de départ. Toute la difficulté réside dans l’évaluation de l’importance de cette nouvelle information sur l’évolution de la variable prédite ou, en d’autres termes, d’être capable d’éliminer le « bruit » pour ne sélectionner que l’information utile. C’est d’ailleurs comme cela que fonctionnent les marchés financiers, ainsi que les marchés prédictifs basés sur des enchères[3] : toute nouvelle information pertinente se retrouve très rapidement intégrée dans le prix. Enfin, il a constaté que travailler en équipe augmente encore la capacité prédictive de ses « superforecasters ».

Tetlock démontre ainsi qu’il est possible d’effectuer des prévisions qui, en moyenne, se révèleront plus précises que des experts renommés ou les marchés prédictifs[4]. Outre le fait qu’il faille posséder certaines qualités innées comme la curiosité, l’ouverture d’esprit et la persévérance, beaucoup de travail et de temps sont nécessaires pour développer une telle compétence… le plus difficile étant d’apprendre à contrôler les nombreux biais comportementaux qui faussent constamment notre jugement.

 

Le second élément concerne le rôle de la chance dans la réalisation d’un résultat. Mauboussin place ainsi les activités humaines dans un continuum « chance – compétence » :

Le fait que les marchés financiers se retrouvent très à gauche sur ce graphe ne devrait surprendre personne. Il est dès lors impossible de prévoir leur évolution de manière systématique, et c’est un domaine où il est également très difficile d’améliorer son intuition (appelé « Système 1 »[5]) en raison de facteurs sous-jacents éminemment complexes et changeants. Contrairement aux échecs, où toute erreur majeure est immédiatement sanctionnée par la perte d’une pièce, voire la perte de la partie, il n’y pas de relation stable entre les causes et les effets sur les marchés financiers. Une même nouvelle peut provoquer une hausse ou une baisse du prix, en fonction du contexte (attentes intégrées dans ce prix avant l’annonce mais non observables, sentiment des investisseurs, etc.). C’est pourquoi les modèles basés sur l’intelligence artificielle, qui recherchent des liens de causalité (« patterns »), ne peuvent donner des résultats satisfaisants dans ce domaine.

Si les marchés financiers sont hautement aléatoires, doit-on en conclure qu’il est impossible de battre durablement les indices en gestion active, un raccourci que l’on entend souvent parmi les promoteurs de la gestion passive ? Si la majorité des gérants actifs doivent sous-performer après avoir tenu compte des frais de gestion[6], comme l’a démontré William Sharpe[7], il n’en reste pas moins qu’il existe des gérants qui réussissent à battre leur indice de référence, et ce de manière répétée. Ici se pose donc la question de l’évaluation de la valeur ajoutée d’un gérant de fonds. Ou plus précisément, comment distinguer, dans ses performances, ce qui provient de ses compétences (et qui est donc répétable), et ce qui n’est que le résultat de la chance (et donc aléatoire) ?

La réponse scientifique est bien entendu que plus l’activité a une part aléatoire importante, plus il faut d’observations pour discriminer la compétence de la chance. En termes de gestion de fonds, on demandera donc un « track record » le plus long possible, avec toutes les difficultés pratiques que cela implique[8]. Même s’il passe plus de temps à analyser les sports que la finance, Mauboussin partage les résultats d’une étude[9] sur 5’593 fonds actifs américains « large caps » sur la période 1962-2008. Les auteurs comparent le nombre de gérants qui ont surperformé l’indice S&P 500 sur plusieurs années de suite (de 5 à 15 ans) avec le nombre de gérants qui auraient dû battre l’indice sur ces mêmes durées par le seul fruit du hasard (« null model »). Leurs résultats montrent qu’il y a beaucoup plus de gérants qui surperforment que ce que le hasard prédit, et donc qu’il y a bien une part de compétence dans leurs résultats. Il existe donc une persistance de la surperformance chez ces gérants, qui peut durer de nombreuses années. La difficulté est bien entendu de les identifier suffisamment tôt…

 

Quelles conclusions pratiques peut-on en tirer ? J’en propose deux :

 

  • Nous sommes programmés pour rechercher des causes à tous les effets que nous observons. Notre besoin de « narratif » submerge notre raisonnement rationnel, et c’est pourquoi il ne manque jamais d’experts pour nous expliquer ex post pourquoi un tel événement s’est produit… et l’on ignore totalement le fait qu’ex ante, beaucoup de scénarios alternatifs étaient également possibles, mais le fait qu’ils ne se soient finalement pas réalisés ne signifie pas qu’ils étaient pour autant improbables. Reconnaître que le hasard joue un rôle bien plus important que celui qu’on lui prête permet de mieux comprendre la difficulté, voire dans de nombreux cas la futilité, d’effectuer des prédictions. Les innombrables prévisions qui inondent les médias financiers sont donc sans intérêt – même si, par le seul fait du hasard, certaines vont effectivement se réaliser. Mieux vaut les ignorer et consacrer son temps à des lectures plus enrichissantes[10]!

 

  • Sélectionner un gérant actif nécessite de fortes convictions sur sa capacité à générer de la performance. Un long « track record » peut permettre de se rassurer sur ce point, mais l’exercice est plus compliqué qu’il n’y paraît (cf. note 8). La surperformance constatée n’est-elle due qu’au hasard, et dans ce cas, l’inévitable « retour à la moyenne » nous promet des performances futures décevantes, ou alors a-t-on détecté un vrai talent dont les performances sont – partiellement en tout cas – répétables ? Une analyse quantitative et qualitative approfondie, permettant de réconcilier le processus d’investissement avec la performance réalisée, est la seule manière de s’en assurer. Le sujet est vaste, et il fera l’objet d’une autre publication.

 

N’hésitez pas à me faire part de vos commentaires. Bonnes lectures !

 

[1] Intelligence Advanced Research Projects Activity (www.iarpa.gov).

[2] Massachusetts Institute of Technology.

[3] Comme par exemple Predictit (www.predictit.org).

[4] Le groupe ”The Good Judgment Project“ de Tetlock offre maintenant ses services de prévision. Plus d’informations sur www.goodjudgement.com.

[5] Le « Système 2 » est celui de la réflexion. L’humain étant paresseux de nature, nous utilisons de préférence le Système 1, qui permet de prendre des décisions rapides et basées sur l’intuition. La finance comportementale met en évidence les innombrables failles du Système 1.

[6] Entre 1962 et 2008, en moyenne seuls 38% des gérants en actions « large caps » américaines ont surperformé l’indice S&P 500 sur une année calendaire.

[7] « The Arithmetic of Active Management », William F. Sharpe, The Financial Analysts’ Journal Vol. 47, No 1, January/February 1991.

[8] Gérant individuel vs. équipe de gestion, changement de gérant, problème de la « portabilité » du track record du gérant, changements de stratégie, etc.

[9] « Differentating Skill and Luck in Financial Markets with Streaks », Andrew Mauboussin and Steve Arbesman, SSRN working paper, February 3, 2011.

[10] Pour parfaire la trilogie sur le sujet, je recommande de lire « Fooled by Randomness: the Hidden Role of Chance in Markets and in Life » de Nassim N. Taleb.