Madoff : quelles leçons ?

La mort de Bernard Madoff en prison cette semaine a fait resurgir certains souvenirs. Ceux d’une époque où les hedge funds n’étaient accessibles qu’à une élite et offraient des performances souvent sans commune mesure avec la gestion traditionnelle.

Madoff était pourtant un gérant alternatif en marge de cet univers. Aucun hedge fund ne portait son nom : les fameux fonds « feeders » qui étaient gérés par sa société, Bernard L. Madoff Investment Securities LLC, étaient néanmoins facilement reconnaissables en raison de leur profil de performance très similaire (en schématisant, une ligne montrant très peu de fluctuations avec une pente de 10%-12%). Si Madoff ne prélevait pas de frais de gestion[1], les promoteurs de ces « feeders » eux, encaissaient les frais habituels chargés dans les hedge funds et se sont donc enrichis de manière indécente en ne faisant pas grand-chose à part chercher de nouveaux investisseurs, ce qui n’était pas trop difficile compte tenu des performances affichées[2].

Entre 2005 et 2007, j’ai eu un accès privilégié à l’un de ces fameux « feeders ». J’ai notamment pu analyser en détail les décomptes de transactions effectuées sur le compte géré par Madoff. Comme je suis de nature curieuse, et pour tenter de percer le secret de cette performance légendaire, j’ai ainsi reconstitué les performances mensuelles du feeder à l’aide des transactions (reçues par… courrier postal, une-deux semaines après leur prétendue exécution). J’ai ainsi découvert que l’essentiel de la performance provenait d’une capacité incroyable de générer des bénéfices sur la partie optionnelle de la fameuse stratégie « split-strike » qu’était censé suivre Madoff : en simplifiant, il achetait ses options sur le S&P 100 au cours le plus bas de la journée, et les revendait au cours le plus haut de la journée [3].

Mais il y avait un autre problème, de nature opérationnelle cette fois : si le volume de marché des options sur l’indice S&P 500 est énorme, celui sur les options sur l’indice S&P 100 est ridicule. En tout cas absolument insuffisant pour permettre à Madoff d’exécuter sa stratégie pour les dizaines de milliards de dollars qu’il gérait. La seule explication était que Madoff ne passait pas ses transactions sur le CBOE[4], mais via des contreparties à Wall Street. Or, après avoir interrogé une bonne douzaine d’anciens traders d’options ayant travaillé auprès des plus grandes banques de la place, aucun n’avait jamais traité avec Bernard L. Madoff Investment Securities LLC. Chaque tentative de demande d’explications auprès de Madoff s’est soldée par une fin de non-recevoir.

Le 11 décembre 2008, en pleine crise financière, alors que ses investisseurs cherchent désespérément à récupérer leur capital, Bernard Madoff avoue à ses fils que « tout n’est qu’un immense mensonge »[5] et se rend aux autorités. Il sera condamné à 150 ans de prison. Au moins trois personnes se sont suicidées à la suite de cette débâcle, et d’innombrables personnes ont perdu toutes leurs économies, sans compter celles qui ont dû « rembourser » au liquidateur tout ou partie des gains fictifs qu’elles ont empoché de toute bonne foi lorsqu’elles ont demandé le remboursement de leur investissement, parfois des dizaines d’années avant la découverte de la fraude.

Pour ceux qui s’en souviennent, l’affaire Madoff a suscité une consternation mondiale. Comment était-ce possible qu’une société aussi en vue sur Wall Street, régulée par la SEC[6], puisse avoir caché une fraude d’une telle ampleur (65 milliards de dollars[7]) pendant plusieurs dizaines d’années ? D’autant plus qu’un certain Harry Markopolos, un spécialiste des options, avait écrit à plusieurs reprises à la SEC en démontrant que la stratégie « split-strike » prétendument suivie par Madoff ne pouvait pas générer les performances affichées et qu’il devait donc s’agir d’une fraude. La SEC avait fini par envoyer une paire de ronds-de-cuir interroger Bernard Madoff, qui les avait facilement roulés dans la farine et l’affaire a été classée. Depuis la SEC a revu ses procédures, notamment en encourageant les lanceurs d’alerte, mais cela n’a pas empêché d’autres scandales d’émerger par la suite.

Doit-on donc totalement éviter d’investir en hedge funds ? Cela signifierait se priver de sources de performances moins corrélées avec les marchés et donc de diversification. Voici quelques pistes pour trier le bon grain de l’ivraie :

  • Rien ne remplace une « due diligence » approfondie effectuée par une personne expérimentée. Il faut impérativement se rendre dans les locaux du gérant, interviewer toutes les personnes-clé et poser les bonnes questions, même les plus dérangeantes, sans états d’âme. Le langage corporel, les attitudes sont alors attentivement scrutées. Tout refus ou manque de transparence est suspect et doit être approfondi. Dans le cas Madoff, c’était déjà là une tâche impossible car aucune visite sur place n’était autorisée[8].
  • Cela peut paraître évident, mais il faut véritablement comprendre la stratégie d’investissement, et plus précisément comment la performance est générée. Personne d’autre que Madoff n’avait réussi à gagner de l’argent de manière durable en suivant une stratégie de « split-strike » : pourquoi donc lui y parvenait-il ? Tant qu’on ne comprend pas, il faut continuer de poser des questions. Et ne pas investir tant que l’on n’est pas totalement satisfait avec les réponses obtenues.
  • Aujourd’hui il est beaucoup plus aisé de trouver des informations sur des personnes : il suffit de « googler » leur nom avec les entités y associées et voir ce qu’il en ressort. Ces « background checks » permettent parfois de découvrir un passé douteux, ou de mettre en lumière des inconsistances dans le CV d’un gérant ou d’un membre de son équipe. Ce sont de bonnes sources de questions pour la « due diligence » sur place.
  • Dans certaines stratégies, une lecture attentive des comptes audités du fonds peut être très instructive. Je me rappelle d’un fonds de « PIPEs[9]» à New York avant la crise financière, qui affichait des performances incroyables. Or, l’audit démontrait que l’immense majorité de cette performance était non-réalisée. En fait, le gérant valorisait lui-même ses positions. Après avoir analysé son modèle de valorisation (subtilement ahurissant), j’ai décidé de stopper net ma « due diligence ». Ce fonds a été accusé de fraude par la SEC quelques années plus tard.
  • Le domicile du fonds – et donc la législation qui s’applique – n’est pas non plus à négliger, car c’est là que les procédures judiciaires devront être menées en cas de litige. Avec la réglementation UCITS, l’Europe possède un arsenal solide de protection des investisseurs, et qui est probablement aujourd’hui l’un des standards les plus élevés, même s’il y a toujours des limites, voire des failles[10]. Les juridictions « exotiques » sont à éviter absolument.

Enfin, je conseille de toujours se fier au bon sens (certains parleront d’instinct, ou d’intuition). Parfois c’est évident, comme des produits qui offrent de juteuses « commissions d’émission ou d’apporteurs d’affaires » ou qui tout simplement promettent des performances irréalistes. D’autres fois c’est beaucoup plus subjectif : « je ne sens pas ce gérant », même si l’on n’arrive pas à formaliser exactement ce qui ne va pas. Dans ces cas, il vaut mieux s’abstenir. L’univers des hedge funds est suffisamment large pour trouver un autre gérant qui fera mieux l’affaire.

 

 

[1] Madoff ne se considérait pas comme un gérant alternatif, mais comme un intermédiaire (« broker ») qui exécutait une stratégie pour ses clients. Il était donc censé se rémunérer sur les transactions uniquement, qu’il passait soit-disant via son autre activité, tout à fait légitime celle-ci, de broker régulé à Wall Street.

[2] L’ironie était que ces promoteurs faisaient croire à leurs clients que c’était un privilège rare d’investir « chez Madoff », alors qu’il en existait plusieurs dizaines, de ces fonds « feeders »…

[3] On sait aujourd’hui que ces faux décomptes de transactions étaient générés par une petite équipe au fameux 17ème étage de l’immeuble de Bernard L. Madoff Investment Securities LLC, évidemment après les dates de leur prétendue exécution, afin de recréer une performance apparemment crédible mais totalement fictive.

[4] Chicago Board of Exchange, où sont traitées les options listées sur l’indice S&P 100.

[5] Lors de son procès, Madoff dira qu’il pense qu’il a commencé à trafiquer les comptes de ses clients au début des années 1990, afin de cacher des pertes qu’il aurait subi sur sa stratégie, tout à fait légitime à ses débuts. Les procureurs eux, estiment que la fraude a débuté une dizaine d’années plus tôt.

[6] Securities and Exchange Commission, l’organe de régulation financière aux Etats-Unis.

[7] Il s’agit du montant prétendument géré par Madoff lors de sa chute. En réalité, les montants réellement investis par ses clients se montaient à USD 17 milliards. La différence étant la performance fictive.

[8] Très peu d’investisseurs potentiels ont réussi à interviewer Bernard Madoff dans ses bureaux. Ceux qui l’ont fait en sont ressortis avec plus de questions que de réponses, et l’opacité était telle qu’il n’était plus possible de justifier un quelconque investissement.

[9] Private Investments in Public Equities.

[10] Ironiquement, deux « feeders Madoff » étaient des UCITS : le fonds « Luxalpha » au Luxembourg dont l’UBS était la banque dépositaire, et le fonds « Thema International » en Irlande dont HSBC était la banque dépositaire. On a appris par la suite que ces deux fonds ne respectaient pas la législation UCITS. Depuis, cette dernière a été renforcée.